Retour à la section dédiée au cinéma. |
Pour son premier film en couleurs, Alfred Hitchcock n'a pas décidé de se faciliter la vie, loin s'en faut. Il aurait pu s'arrêter à l'exploration des techniques propres aux films en couleurs, avant de se lancer dans des expérimentations cinématographiques lors de films suivants. Mais c'est bien mal connaître l'homme, toujours à la recherche de nouvelles méthodes de filmage, jamais dans le but de se faire plaisir, mais bien d'apporter du neuf au spectateur. Passionné par le théâtre, Alfred Hitchcock a depuis longtemps déjà l'envie de mettre en scène une pièce. Mais sa boulimie filmique lui a toujours empêché de passer à l'acte. Lorsque s'offre à lui la possibilité d'adapter la pièce à succès de Patrick Hamilton, Rope's end, datant de 1929 (elle-même inspirée d'une histoire vraie, le meurtre perpétré par Nathan Leopold et Richard Loeb à Chicago au début du XXème siècle), le cinéaste y voit alors le moyen de faire en quelque sorte son théâtre au cinéma. En effet, il a pour ambition de faire un film ne comportant qu'un seul plan, sans coupe aucune, comme c'est bien évidemment le cas au théâtre. Malheureusement, la technique de l'époque empêche les ambitions du réalisateur de se réaliser, les bandes ne permettant que des plans d'environ 10 minutes. Alfred Hitchcock n'a d'autre choix alors que de tricher avec sa caméra, et de rendre les coupures liées aux changements de bobines le plus invisible possible. Le pari est pratiquement réussi, la majorité des spectateurs ayant l'impression d'assister à un unique plan séquence de presque 80 minutes. Le film sera par la force des choses le seul film qui n'aura pas nécessité de monteur, puisque le tournage EST le montage final. C'est aussi le film comptant le moins de plans (onze à peine pour l'ensemble du film, quand certains cinéastes n'ont besoins que d'une dizaine de secondes pour le même nombre de plans, la moyenne étant d'environ 400 à 600 par film), chaque plan-séquence faisant entre 5 et 10 minutes. De part ses ambitions, à savoir filmer sans interruption de longs passages, le métrage nécessite des acteurs talentueux, capable de mémoriser de très longs dialogues, et bien évidemment capable de faire oublier au public le côté à priori statique du tournage. A priori, seulement, car Alfred Hitchcock, toujours aussi pointilleux quand à la technique, a énormément travaillé les nombreux mouvements de caméras que comportent chaque prise, obligeant ainsi les acteurs à éviter les câbles trainant sur le set pourtant relativement exigu. Peu d'acteurs dans ce film, puisque tout se déroule en huis-clos lors d'une fête organisée par deux tueurs (les invités sont tous des proches de la victime ou des deux tueurs), mais tous sont d'un excellent niveau (Alfred Hitchcock, qui se savait mauvais directeur d'acteur, ou en tout cas peu intéressé par cette partie de la mise en scène, préférait faire appel à de très bons acteurs et à les laisser se débrouiller une fois devant la caméra). On retrouve ainsi Constance Collier, qui avait déjà collaboré avec le cinéaste (mais en tant que scénariste) sur La pente, l'un des tous premiers films du maître (période muet), dans un rôle plutôt comique (Alfred Hitchcock, comme à son habitude, mêle adroitement macabre et humour, souvent noir). Pour incarner les deux tueurs, le cinéaste fait appel à John Dall et Farley Granger, tous deux parfaits dans leurs rôles (et tout spécialement John Dall). Les deux jeunes hommes portent en quelque sorte le film sur leurs épaules, même s'ils n'en sont pas les héros. Ce film marque aussi la rencontre entre le cinéaste et celui qui allait devenir son acteur fétiche, James Stewart, qui joue ici le véritable héros de l'histoire. Leur collaboration aboutira sur quelques uns des films les plus célèbres d'Hitchcock, voir peut-être même du Septième Art (Fenêtre sur cour, l'homme qui en savait trop, et sueurs froides). Et pourtant, avec la corde les choses partaient mal entre les deux hommes, l'acteur s'étant plaint de la façon dont le cinéaste traitait ses acteurs (ou plutôt ne les traitaient pas). Il dira même que dans les films d'Hitchcock seule la caméra a le droit à des répétitions. De plus, le rôle du mentor des deux jeunes assassins n'était pas prévu initialement pour James Stewart. Le cinéaste voulait Cary Grant dans le rôle. Ce dernier refusa à cause de la sexualité ambigüe du personnage ne collant pas du tout à son image. Le rôle fut ensuite proposé à Montgomery Clift. Il refusa quand à lui pour l'exact inverse raison de Cary Grant. Homosexuel reconnu, il cherchait alors à ne pas trop appuyer ses tendances sexuelles dans ses rôles. James Stewart quand à lui accepta, mais sn rôle se vit toutefois modifié, car l'acteur ne pouvait pas être crédible en temps qu'homosexuel (l'image des acteurs était alors très marquée, trop pourrait-on même dire). Il se vit donc transformé en détective du dimanche alarmé par le comportement de ses anciens élèves. Ce film est notable par sa façon d'aborder l'homosexualité (un tabou à cette époque). Jamais le mot n'est prononcé, et aucune référence directe n'est faite à ce sujet (ce qui s'en rapporte le plus est une remarque faite par Philip à Brandon, lui disant que le côté dangereux de son personnage est ce qui fait son charme). Mais il est évident que les deux assassins sont des amants. Quand au rapport qu'ils ont avec leur mentor, Rupert (James Stewart), c'est pour le moins ambigüe. Même si ce film est le premier d'Hitchcock à aborder le sujet, il ne sera pas le dernier. Ainsi, dans la mort aux trousses, le personnage incarné par Martin Landau est visiblement lui aussi homosexuel. De plus, le cinéaste a beaucoup fait jouer d'acteurs à l'homosexualité reconnue, d'Anthony Perkins (Psychose), à Montgomery Clift (la loi du silence), ou encore Ivor Novello (La pente). La censure de l'époque était très forte, et en particulier au sujet de la sexualité (au point de ne pouvoir envisager un homme et une femme dans le même lit, fussent-ils mariés). Inutile de préciser à quel point traiter d'homoséxualité ouvertement était inconcevable en ce temps là. Au vu du succès d'un film comme le secret de Brokeback mountain on voit comme les mœurs ont évoluées en 50 ans... La corde, en raison de son ambigüitié sexuelle, fut même interdit dans de nombreuses villes américaines. Le film ayant ensuite disparu de la circulation pendant des années pour des raisons de droits, nombreux sont ceux qui n'ont jamais pu voir ce qui est pourtant un excellent Hitchcock. Malgré son côté controverse, la corde reste avant tout un pur film de divertissement, comme seul Hitchcock en a le secret. Mêlant comme toujours humour et situation macabres (le principe du film, à savoir donner un repas sur le cercueil d'un membre de sa famille est purement génial), la corde est l'un des films les plus hitchcockien qui soient, peut-être même plus que certains autres films pourtant plus connus du cinéaste (comme par exemple pas de printemps pour Marnie, ou bien les amants du Capricorne). Un exemple du type d'humour que distille le cinéaste: la discussion sur les acteurs et les films à succès entre Constance Collier et James Stewart (où ils citent sans les nommer Cary Grant et Ingrid Bergman dans les enchainés, l'un des plus gros succès du réalisateur). En avance sur son temps, Alfred Hitchcock était passé maître dans l'art de donner envie d'aller voir ses films. La bande annonce de la corde est un chef d'oeuvre d'ingéniosité, car aucune image du film n'y est montré. On y voit David, le mort de la première scène du film, avec sa fiancée Janet (Joan Chandler) dans un parc, et en voix off Hitchcock nous dit:" c'est la dernière fois où Janet verra son fiancé vivant"! Combien de cinéaste arrivent avec aussi peu à créer un buzz aussi fort. 40 ans plus tard, James Cameron, en nous montrant l'usine de Terminator dans la bande annonce de son Terminator 2 (et donc là aussi sans aucune image de son film), a réitéré l'exploit. L'envie est là, et le suspense n'est pas réduit à néant par la vision du résumé du film pendant la minute que dure la bande-annonce. |