1989 est sans doute l'année la plus importante de la carrière de
Dan Simmons,
puisque cette année là sortiront ce que d'aucuns considèrent comme ses deux plus grands romans à ce jour:
l'échiquier du mal et
Hypérion. D'un coup,
Dan Simmons passe du stade d'inconnu à celui de référence absolue du
genre, allant même jusqu'à s'attaquer aux plus grosses pointures du genre, que ce soit
Stephen King dans le domaine de l'horreur
(genre dans lequel se classe
l'échiquier du mal) ou bien
Isaac Asimov dans
celui de la science-fiction (dont
Hypérion renouvelle le genre).
Stephen King ne s'y trompera pas, déclarant que
Dan Simmons est son principal
rival dans le genre. Ce qui n'empêchera par les deux hommes de devenir amis.
L'échiquier du mal, dont le titre anglais,
carrion confort, pourrait se traduire par "putride réconfort", est un
condensé du savoir faire d'un auteur au talent et à l'érudition rares. Le titre, tiré d'un poème écrit
en 1885 par
Gerard Manley Hopkins (que
Dan Simmons citera au début
de chacun des trois actes du roman), est déjà en soit une démonstration du talent d'un auteur sachant jouer sur le sens des mots et des
idées. En effet, le titre fait clairement comprendre que douleur, sacrifice, et lutte acharnée seront les maîtres mots d'un roman
qui s'avère riche en sens et en intensité. Peu d'auteurs arrivent en si peu de mots à un tel résultat.
Non content de citer un poète méconnu mais totalement en phase avec son histoire,
Dan Simmons truffe littéralement son roman de références culturelles,
et en particulier littéraire. La ou son concurrent principal,
Stephen King, se limite à la culture populaire américaine (
d'un autre côté sa cible, l'américain moyen, l'oblige à ne pas se laisser emporter vers les hautes sphères culturelles,
au risque de perdre son lectorat),
Dan Simmons n'hésite pas à citer des auteurs
allant, pour le côté populaire, de
Robert Ludlum,
John Le Carré, ou ben même de façon quelque peu
ironique
Stephen King, à des auteurs classiques étrangers (citons les français
Choderlos de Laclos et
le marquis de Sade). C'est bien là la force de
Dan Simmons: citer des auteurs
peu connus (du public américain) sans pour autant le perdre en route (
Hypérion
et son plus récent
Ilium vont encore plus loin dans le genre).
Bien entendu, les échecs jouent un rôle primordial dans le roman (le titre français ne laisse d'ailleurs aucun doute la dessus). Le monde
des échecs est un monde bien à part, où les fans connaissent les moindres parties coup par coup.
Dan Simmons se devait, pour faire réaliste, ne pas prendre le sujet à la
légère. Là encore, l'auteur a fait preuve d'une connaissance (ou d'un semblant de connaissance) du jeu hors norme, allant
jusqu'à reproduire lors de la partie finale d'échec, l'une des parties les plus connues, celle opposant
Boris Spassky à
Bobby Fischer lors du championnat du monde d'échecs de 1972 (avec représentations d'échiquiers pour ne par perdre le lecteur).
Le risque d'oublier son histoire en route était fort, mais
Dan Simmons est arrivé
à rendre la mythique partie et son histoire tellement cohérente qu'il est difficile d'imaginer l'une sans l'autre (chaque sacrifice et
prise de pion ayant un sens par rapport à l'histoire). Humour et second degré viennent d'ailleurs s'ajouter à cette fameuse
partie d'échecs. Bien sur, cet humour est plutôt destiné aux amateurs (voir aux fins connaisseurs) du jeu. Ainsi, Sutter,
le télévangeliste y tient le rôle du fou; or, en anglais le fou est nommé bishop, qui signifie évêque. Un
rôle sur mesure. Un autre exemple du fin jeu de l'esprit auquel se livre
Dan Simmons:
l'ancien nazi Wilhelm von Borchert utilise afin de vaincre son ennemi la technique dite de la défense Tarrasch, due au juif allemand
Siegbert Tarrasch. Ainsi, la victoire ne peut être acquise que si, intellectuellement parlant, le cruel Oberst trahit ses convictions profondes.
Bien sur, cela n'est jamais dit, la partie étant censée être une partie jamais jouée. Cela prouve en tout cas que l'auteur
maîtrise le moindre de ses mots et de ses idées, rappelant en quelque sorte la finesse d'écriture de
Frank Herbert, en particulier dans son roman le plus connu,
Dune.
Loin de s'intéresser uniquement aux mots, et aux jeux d'associations en découlant,
Dan Simmons livre avec
l'échiquier du mal une critique acerbe et profonde de
la société américaine des années 80, bien plus intelligente et efficace que nombre de romans prétendument plus
sérieux. Sous des dehors de "simple" roman fantastique, le romancier aborde des sujets aussi sensibles que le racisme (un point central dans le
roman, que ce soit vis à vis des juifs, ou vis à vis des noirs), la violence urbaine (les gangs, les meurtres, et en particulier celui des
gens connus), la lutte des classes (le monstrueux personnage de Mélanie en est la démonstration la plus outrée), les retombées
psychologiques de la guerre du Vietnam (et bien entendu celles de la seconde guerre mondiale). On retrouve aussi le prosélytisme religieux
(et surtout ses dérives et ses réelles motivations), les manipulations des puissants (instances politiques et gouvernementales, puissance
des médias). Et tout cela sans oublier le sexe, les romans de
Dan Simmons (tout comme
ceux de
Stephen King) étant très fortement sexué. Mais là où
Stephen King utilise le sexe comme appât,
Dan Simmons s'en sert pour faire avancer son histoire et ses idées. Deux exemples: le
premier est la liaison entre Gentry et Natalie. L'un est blanc, l'autre est noire. Cette liaison ne peut pas, en tout cas dans le sud américain
des années 80, ne pas être lourde de sens. Second exemple: le rapport au sexe de Tony Harod. Doué du Talent, il utilise les femmes
pour assouvir ses appétits sexuels. Ce personnage, dont les actes sont tous plus odieux les uns que les autres, est paradoxalement l'un des plus
sympathiques du roman. Il faut dire qu'il stigmatise parfaitement à le rapport entre puissants de ce monde et gens du communs, et en
même temps l'utilisation de la force par les plus faibles pour arriver à leur fin. De plus, faire de Tony un producteur de cinéma
(dont l'idée reçue est de les voir coucher avec toutes les actrices) est un clin d'oeil amusant. Ce personnage est véritablement
l'un des plus réussis du roman, voir de toute l'oeuvre de
Dan Simmons.
Un autre personnage très fort du roman est bien entendu Saul, le survivant des camps de la mort (et de l'Oberst). Représentant à la
fois le petit faisant chuter les géants (comme Frodo dans
le seigneur des anneaux
de
J.R.R. Tolkien) et la mémoire de l'horreur que fut la seconde guerre mondiale; la
description des camps de la mort dans ce roman est l'une des plus marquantes de la littérature, en tout cas en ce qui concerne les oeuvres de
fiction (au même titre que le description des tranchées de Verdun dans la nouvelle
le grand amant disponible dans le recueil
l'amour, la mort du même auteur).
Bien évidemment, l'un des sujets principaux du roman est la manipulation des plus faibles par les grands puissants de ce monde, chaque personnage
doué du Talent dans le roman représentant une certaine forme de puissance. Elle peut être religieuse, au travers du
révérend James Wayne Sutter; directement lié à la possession de richesses (C. Arnold Barent, dont la richesse dépasse
l'entendement, possède aussi un pouvoir dépassant de loin celui des autres, l'auteur montrant bien que l'argent est bel et bien le moyen
de pouvoir le plus important en ce bas monde); liée au rapport de force (les nazis par rapport aux juifs, et plus particulièrement
l'Oberst Wilhelm von Borchert face à son petit pion, Saul Laski); les médias (Tony Harod, le producteur hollywoodien vit un fantasme
d'adolescent en couchant avec toutes les femmes qu'il d´sire sans jamais avoir à demander la permission), l'une des formes majeures de
contrôle des masses est largement pointé du doigt (Nina Drayton, décrite comme possédant l'une des formes les plus puissantes
du talent, travaille pour un célèbre magazine); les institutions d'état (FBI et CIA) elles aussi n'échappent pas à
l'oeil de
Dan Simmons, avec pas moins de deux vampires psychiques (Kepler et Colben); les
instances politiques aussi n'échappent pas à la règle, avec le personnage de Trask; enfin l'aristocratie (Melanie, qui
représente les grandes familles riches et influentes, est vue comme la plus puissante de tous les vampires psychiques, mis à part
C. Arnold Barent). Chaque possesseur du talent l'utilise pour des raisons différentes, mais on retrouve pratiquement chez tous l'envie de dominer
l'autre (la domination absolue étant le pouvoir de donner la mort), l'argent, le pouvoir politique (un des monstres cherche même à
devenir président des U.S.A.), et bien entendu le sexe.
Tous sont en haut de la pyramide sociale, comme si la pomme était pourrie et que seuls les monstres pouvaient se la partager. Dans une
société corrompue, sans coeur, ou l'esclavagisme est monnaie courante, seuls les vampires peuvent attendre le haut de la pyramide.
A l'inverse, en bas, du côté des faibles, on retrouve un rescapé des camps de concentration, une jeune étudiante noire, et
un obèse (le shérif Gentry). Bref, que les laissés pour compte de la société américaine. Heureusement, tout n'est
pas aussi sombre, puisqu'à forte de lutte (souvent inégale), les faibles arrivent à vaincre. La révolution (le mot est
cité par l'un de personnages secondaires de l'histoire, lui aussi laissé pour compte de la société) peut aboutir à un
ordre nouveau. Et si finalement, l'humanité n'était pas aussi pourrie que cela? Que seule une poignée était responsable de
tous les malheurs du monde (et ce 10 ans avant le
99F de
Frédéric Beigbeder et 15 ans avant son
adaptation cinéma)? Si seulement....
Ce qui est sur, c'est qu'au travers de ce roman, l'auteur exorcise sa douleur de la seconde guerre mondiale, ainsi que celle du peuple juif. Et de quelle
manière!
Mais que tout cela ne fasse pas oublier que l'
échiquier du mal est aussi (surtout?) un roman mêlant action et horreur avec un brio
rarement égalé, comme seul
Dan Simmons en a le secret. Ce roman est un
condensé d'action pratiquement non stop pendant les 1000 pages du roman.
L'
échiquier du mal fut très justement couronné par le Locus du meilleur roman d'horreur en 1980, faisant entrer et l'auteur
et son livre dans la cour des grands.