L'uchronie est un genre à part dans le riche univers de la science-fiction puisqu'il propose, au lieu de s'évader vers des futurs plus ou moins proche comme c'est bien souvent le cas
dans la SF, de réécrire l'histoire, sur le monde du "et si": Et si les sudistes avaient gagné la guerre de Sécession dans
autant en emporte le temps de
Ward Moore
(ce roman étant par ailleurs l'une des références majeures de
Philip K. Dick pour son
maître du Haut château), et si la peste noire avait décimé les trois quart de la population européenne dans
chronique des années noires de
Kim Stanley Robinson, et si la magie avait existé au temps de la conquête de l'ouest dans
les chroniques d'Alvin le Faiseur
d'
Orson Scott Card, et si Christophe Colomb n'avait pas conquis l'Amérique dans
la rédemption de Christophe Colomb du
même auteur, et si Adolph Hitler avait fait le choix de devenir auteur de science-fiction dans
rêves de fer de
Norman Spinrad. Et, bien entendu, et si les Alliés avaient perdu la Seconde Guerre Mondiale dans
le maître du Haut château.
Le livre de
Philip K. Dick, couronné en 1963 par le Hugo du meilleur roman, est un récit d'une densité thématique
et d'une précision qui expliquent en grande partie son succès. En effet, nul question ici d'aventures extraordinaires (ou si peu), l'intérêt est ailleurs. Dans le rapport
à la réalité tout d'abord. En nous montrant une trame historique autre, l'auteur nous force déjà à réfléchir sur notre propre histoire, mais
aussi à mettre en avant la force de malléabilité de l'être humain, capable de s'adapter à toute forme de situation ou presque, restant la même personne sous
des dehors à priori différents (ici, la religion/le Yi-King, le pouvoir, la guerre froide, ...). Et
Philip K. Dick de
finir son histoire de la façon la plus énigmatique possible, l'une des fins les plus singulières d'une œuvre pourtant bien souvent hermétique. En effet, l'une
des trames narratives du roman met en avant un livre dans le livre,
la sauterelle pèse lourd, uchronie dans l'uchronie, qui apparaît à la fin comme reflétant la
réalité, à savoir un monde où l'Allemagne et le Japon ont perdu la guerre, et ce parce que l'oracle du Yi-King (une autre trame narrative à priori totalement
cloisonnée de la première), ayant guidé l'écriture de
la sauterelle, a énoncé la vérité. Alors, si le Japon et l'Allemagne ont perdu la guerre,
la réalité que connaissent les protagonistes de l'histoire est donc fausse, tout comme peut aussi l'être potentiellement la réalité du lecteur. Et dans ce cas, où
se trouve le véritable niveau de réalité (si tant est qu'il en existe un l'exemple de
la sauterelle montrant une mise en abysse de plus en plus profonde du concept même
de vérité)?
Ces questions, pratiquement tous les personnages dickiens viennent à se les poser. Que ce soient les héros d'
Ubik,
de
Blade Runner, de
coulez mes larmes, dit le policier,
d'
au bout du labyrinthe, ou bien encore du
bal des schizos.
Le maître du haut château mélange volontairement les genres. Sur une base d'uchronie, et donc de S-F,
Philip K. Dick
cherche à imposer un récit mainstream (l'auteur a cherché toute sa vie durant à s'imposer en tant qu'auteur mainstream, et ce sans succès, son talent n'étant
reconnu que dans le monde de la science-fiction), avec une pointe d'espionnage et de politique. Sur ce dernier point, l'auteur nous montre comment, et ce quel que fussent les vainqueurs, il était
inévitable de tomber dans une Guerre Froide au niveau mondiale, Japon et Allemagne remplaçant les blocs occidentaux et communistes. Et l'histoire de se répéter pour les
vaincus, les Etats-Unis apprenant petit à petit à se reconstruire sur les cendres de leur défaite, tout comme Japon et Allemagne, privés d'armées suite à leur
défaite, sont devenus des puissances économiques de premier plan.
L'espionnage est abordé de feux façons. L'une via l'histoire de M. Baynes, espion type cinquième colonne, cherchant à empêcher le bombardement atomique du Japon (ce
pays étant visiblement prédestiné, dans tous les multivers, à connaître l'horreur d'une attaque atomique). L'autre, via celle de Juliana, où un espion nazi
cherche à assassiner Hawthorne Abendsen, l'auteur de
la sauterelle pèse lourd.
Le maître du haut château est un roman sur le faux, peut-être le plus schizophrénique de tous les romans de
Philip K. Dick, alors même que, chose rarissime chez l'auteur, aucun de ses personnages n'est atteint de cette maladie mentale. Le roman
est comme une poupée russe de contrefaçons et de mensonges, dont en voici quelques facettes:

l'uchronie, symbole d'un univers faux par définition.

les faux objets historiques américains, fabriqués de toutes pièces par Frank Frink (l'un des nombreux personnages du roman à
porter un faux nom, soit dit en passant), l'un des personnages principaux du roman, et vendus par Robert Childan, un autre héros du récit.

les fausses identités, de Frank Frink à Rudolf Wegener, en passant par le général Tedeki, Joe, et même Juliana, qui
se fait passer à un moment pour une autre personne. Toutes symbolisent parfaitement le mensonge ambiant.

le livre dans le livre, faux monde dévoilant un autre faux monde.

la maison d'Hawthorne Abendsen, censée être un bunker imprenable, et n'étant finalement qu'une banale maison de banlieue.

...
Et cet univers d'être dominé par un oracle, le Yi-King, influençant, dans les faits sinon par destiné écrite, tous les événements du récit (à tel
point que l'on est en droit de se demander si le récit n'a pas été écrit par
Philip K. Dick en utilisant les
tirages du Yi-King). Cette idée d'influence divine ou en tout cas surnaturelle, jamais attestée de façon absolue dans le récit, est une idée que l'on retrouve
bien souvent chez un auteur pour qui dieu n'est jamais très loin, et ce quelle que soit la forme que l'on veut bien lui prêter.
Le maître du haut château est un livre qui traite de la lutte des classes, de la lutte des races, de la lutte des idéologies, mais aussi et surtout de la lutte des univers! Et
Philip K. Dick, démiurge de son propre multivers, de créer des mondes tout ce qu'il y a de plus vrai comme Frank Frink
créé des reliques tout ce qu'il y a de plus véridiques. Peut-être le plus grand chef d'œuvre de
Philip K. Dick,
ni plus ni moins.