Coulez mes larmes, dit le policier est un titre à part dans l'œuvre de
Philip K. Dick. Déjà, en raison d'un
titre pour le moins original (qui rend hommage au compositeur anglais
John Dowland, qui a composé une chanson qui se nomme
Flow my tears, en français
coulez mes larmes).
Ensuite, parce que ce roman mélange allégrement la science-fiction et la littérature mainstream. Il faut se souvenir que l'auteur a, tout sa vie durant, chercher à
rapprocher les deux genres, cherchant à faire comprendre (en particulier aux critiques) que quel que soit le genre, un bon livre reste un bon livre (après tout, quelques unes des œuvres
majeures de notre histoire, à l'instar par exemple de
l'Iliade et l'
Odyssée, sont clairement des œuvres de fantasy). Enfin, parce que ce roman a bien failli ne pas
connaître de sortie en France, en raison justement de sa position acrobatique entre les genres. Il sortira effectivement en 1974 sous le titre pour le moins étrange de
prisme du néant, avant de retrouver quelques années plus tard un titre plus convenable, et surtout correspondant plus à son titre original.
Cela aurait en effet été bien dommage de ne pas voir traduit ce roman, car même s'il reste un romans relativement mineur
de
Philip K. Dick,
coulez mes larmes, dit le policier n'en reste pas moins à la fois emblématique de part les
thèmes qu'il aborde, et incroyablement efficace narrativement parlant. D'ailleurs, encore une particulier de ce récit, la version française est sensiblement plus longue que la
version originale. La raison? Le traducteur français (ou plutôt les traducteurs, à savoir
Michel Deutsch et
Isabelle Delord) a travaillé non pas sur la version
éditée américaine, comme c'est habituellement le cas, mais sur un manuscrit de
Dick, et ce avant qu'il ne soit
remanié pour sa sortie U.S. Résultat, les français ont le droit à quelques passages supplémentaires (voir pour en savoir plus sur le sujet la préface de
Gérard Klein dans le recueil
Aurore sur un jardin de Palmes sorti chez
Presses de la Cité).
Si le roman a bien eu du mal à sortir en France, c'est presque tout le contraire qui s'est passé aux Etats-Unis, puisqu'il se retrouva en lice pour à la fois le Nebula 1974 et le
Hugo 1975 du meilleur roman de science-fiction, soit deux des plus prestigieuses distinctions décernées pour la littérature de genre, et remporta, toujours dans la catégorie
meilleur roman de science-fiction, le prix
John Wood Campbell Memorial.
Mais de quoi parle donc
Coulez mes larmes, dit le policier? Et bien, comme très souvent dans la littérature
Dickienne,
de la déstructuration de la réalité, avec un héros dont les souvenirs ne correspondent pas à ceux de ses concitoyens. Un univers qui en quelque sorte devient fou. A moins
que ce ne soit le héros qui soit atteint de démence? Le roman explique d'ailleurs qu'au final, il ne s'agit que d'une seule et même chose, tout n'étant qu'une question de
point de vue. L'auteur allant jusqu'à dire que l'on peut même vivre dans le cauchemar de quelqu'un d'autre! Ce qui à priori peut passer pour la S-F pure et simple se rapproche en
fait beaucoup des analyses psychiatriques
jungiennes dont
Dick était un friand lecteur. En quelque sorte le monde
n'existe que parce qu'il est perçu; et là nous sommes en plein dans la dérive
Descartienne du
je pense donc je suis, qui peut être ici transformé en
il pense donc je suis. Et pour rester dans l'œuvre de
Philip K. Dick, on pourrait dire qu'en quelque sorte
Coulez mes larmes, dit le policier est la position inverse d'
Ubik et son
je suis vivant et vous êtes tous morts (en gros
vous êtes morts -ici sans existence légale, sans passé, et par extrapolation sans avenir-
tant que je suis vivant). On pourrait aussi dire, que là où le
héros d'
Ubik ne vivait que dans esprit de mourant, Jason Taverner vit au travers de l'esprit d'Alys, une personne bien vivante,
capable, grâce à des drogues expérimentales, à tordre la réalité à son envie. Une façon de dire que rien n'est plus puissant que l'esprit humain
dans l'univers, et que tout le reste n'est qu'illusion. D'ailleurs, toujours dans
Ubik, n'y a-t-il pas une jeune fille, Pat Conley, capable de
changer le passé rien que par la pensée? L'imagination capable de modifier la perception du présent, un thème présent aussi dans deux autres romans phares de
l'auteur,
Blade Runner et
au bout du labyrinthe, où
dans les deux cas un homme rend tangible et réel une divinité jusque là purement fictive.
Politiquement parlant, le roman est clairement positionné à gauche, en résonance bien sur avec les appartenances politiques de son auteur. En effet, que nous raconte l'histoire?
Celle d'un homme, supérieur aux autres (il est un six, oui ou non? Un six qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler les Nexus-6 de
Blade Runner), extrêmement riche et influent, un homme qui a tout et qui peut tout, et qui se retrouve du jour au lendemain au plus
bas de l'échelle, et ce par le truchement d'une personne qu'il ne connait même pas. Le message est clair: vous autres les puissants et les nantis, il suffit de bien peu de choses pour que
vous ne retrouviez la place que vous devriez avoir, la notre, celle des esclaves de vos désirs et de vos envies mégalomaniaques. Mais
Philip K. Dick étant un pessimiste au plus profond de lui-même, le puissant s'en sort à la fin, et même en tire
un bénéfice, arrivant à transformer la pire des situations (son procès) en victoire et ascenseur social.
Parallèlement à cela, l'auteur nous rappelle que si l'on pense logiquement être la personne la plus importante au monde (en tout cas dans notre monde), les autres vous
considèrent dans la grande majorité des cas comme sans importance (une idée qui ferait plaisir à
Jean-Paul Sartre et son
l'enfer, c'est les autres). Pire que
cela, les personnes qui vous considèrent comme importante peuvent très facilement vous faire plus de mal que de bien. Surtout les femmes....
Venant de
Philip K. Dick cette idée n'a rien d'étonnant, puisqu'on la retrouve dans pratiquement tous ses romans. Et
Coulez mes larmes, dit le policier est certainement l'un des romans de son auteur à traiter le sujet le plus en profondeur, tant l'histoire se déroule de rencontres féminines
en rencontres féminines, chacune représentant un archétype différent:

Heather Hart: la première femme que l'on rencontre dans le roman. Elle est l'égale de Jason Taverner, aussi bien au niveau de la
réussite sociale (elle est l'une des plus grandes stars de son temps) qu'intellectuelle (elle aussi, elle fait partie des six). Mais bien sur, dès que Jason se retrouvera oublié
de tous, celle qui apparaissait dans les premières pages comme la femme parfaite (belle, riche, intelligente, et surtout très libre de mœurs) s'avérera n'être qu'une
névrosée, ayant une peur bleue de ses fans, et traitant celui qui est devenu un inconnu comme un moins que rien. Et lorsque l'on apprendra à la fin qu'elle a eu une liaison avec
Alys, cet état de fait sera montré comme une déviance, et non plus comme une liberté de mœurs acceptable. Qu'elle devienne à la toute fin du roman une recluse
montre bien la honte inacceptable qui repose sur ce personnage.

Alys Buckman: Alys est le personnage central de l'histoire, et ce même si elle n'apparaît tout d'abord que comme un personnage anecdotique,
puis secondaire. Ceux qui connaissent la vie de
Philip K. Dick peuvent rapidement se douter qu'il y a anguille sous roche, dès qu'il
est fait question de la géméllité d'Alys et de Felix Buckman; en effet,
Philip K. Dick a eu une sœur jumelle, morte
à peine âgée de cinq semaines, une mort qui on s'en doute a laissé des traces indélébiles sur l'homme. On retrouve toute la complexité d'un
rapport fantasmé par l'auteur dans le duo Alys-Felix, qui passe par l'amour, la haine, par la violence, la tendresse, la honte, l'inceste, et bien sur la mort. Sans surprise aucune, c'est la
mort d'Alys qui sera le déclic permettant la résolution de l'énigme du roman. Et que ce soit la sœur qui domine le frère, fut-ce dans la mort, n'a rien de surprenant, bien
au contraire. Le personnage passe ainsi de caricatural à émouvant et unique au fur et à mesure du récit. Qu'à la fin du roman elle soit adulée des foules pour
son œuvre (le sadomasochisme expérimental) n'a la aussi rien de très étonnant, la sœur perdue étant une sorte de sainte inversée, vénérée par
le frère et détestée à la fois.

Kathy Nelson: elle est la femme la plus
Dickienne du roman, autant du point de vue
physique que psychologique. Physiquement, elle est décrite comme jeune, non encore formée (elle a pourtant 19 ans!), bref ressemblant à un oiseau blessée. Psychologiquement,
aussi Kathy est pour le moins bancale: psychotique, croyant dur comme fer que son mari est encore vivant, là où toutes les preuves sont là pour lui dire le contraire, elle est
aussi très sure d'elle, en particulier en ce qui concerne ses conquêtes amoureuses. Aux yeux de l'auteur (et donc de Jason Taverner) elle est une sorte de veuve-noire, à la
fois terriblement attirante et mortelle. Le héros aura d'ailleurs un mal fou à lui résister, et finira par s'enfuir, sachant qu'il finirait dévoré (ou en tout cas sous
l'emprise) par la belle.

Ruth Rae: elle est quand à elle l'opposé presque absolu de Kathy Nelson. Une femme avec qui l'on couche mais qui ne présente aucun
risque, un kleenex que l'on jette une fois utilisé. C'est d'ailleurs elle qui se retrouve sous la mainmise de Jason et non le contraire, comme cela aurait été le cas s'il avait
couché avec la jeune Kathy. D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si là où Kathy est jeune et fraiche, Ruth est vieille et défraichie.

Mary Anne Dominic: elle représente la bonne amie, celle avec qui l'homme n'a pas de désir sexuel. Elle est décrite comme fade,
aussi bien du point de vue physique que du côté psychologique, l'auteur sachant très bien qu'un homme aura toujours à un moment ou un autre envie de coucher avec une femme,
si elle belle ou si elle est brillante.

Marilyn Mason: Personnage pourtant déclencheur des mésaventures de Jason(en tout cas à priori), elle n'en reste pas moins
d'une transparence quasi-totale, n'existant en quelque sorte que parce que Jason le veut bien. D'ailleurs, n'est-ce pas le cas?
Toutes ces représentations féminines représentent chacune une face de la femme
Dickienne. Et comme toujours, le
héros se retrouvera séparé de la femme, ici par la mort de celle-ci (comme c'est par exemple le cas dans
message de Frolix-8 ou bien encore
Ubik), un véritable
héros
Dickien ne pouvant connaître une vie amoureuse stable et heureuse.
L'auteur s'autorise aussi un long passage sur le rapport entre un écrivain et son œuvre, se citant lui-même ouvertement, ainsi que l'un de ses romans,
A rebrousse-temps. Car il ne
faut pas se tromper,
Coulez mes larmes, dit le policier est par de nombreux côtés une auto-analyse de l'auteur; en quelque sorte sa vie, son œuvre.
L'auteur de traiter dans son roman, et c'est cela qui le rend si passionnant, de sujets aussi éloignés les uns des autres que psychanalyse, philosophie, politique, sexualité, sans
oublier autobiographie, le tout bien sur sous un vernis de S-F, d'aventure et de mystère. Un mélange dense mais jamais lourd à digérer, tant l'auteur arrive à rendre
les différents sujets passionnants et surtout complémentaires. Un roman synthétique de l'œuvre de l'un des auteurs les plus imaginatifs et importants de sa
génération.
A noter que
Coulez mes larmes, dit le policier fut adapté au théâtre à plusieurs reprises, et qu'un film est en préparation à Hollywood depuis plusieurs
années.