Ubik est certainement l'un des romans les plus connus de son auteur,
Philip K. Dick, connu même par des lecteurs non adeptes
de science-fiction. Il faut dire que
Philip K. Dick et son œuvre dépassent largement les barrières du genre, abordant des
thématiques telles que la religion, la philosophie, la peur de la mort, ainsi, bien entendu, que la folie. Si les fans de l'auteur du
Blade Runner savent déjà que l'écrivain était obnubilé par ces thèmes, aucun roman n'arrive
à la hauteur d'
Ubik en termes de profondeur d'analyse et de questionnements sur ces sujets, et en particulier le divin et la mort. Tandis que les amateurs de science-fiction pur jus y
trouveront un récit mené tambour battant, aux multiples rebondissements, toujours surprenant et inattendu, sans temps mort aucun.
Et l'auteur d'arriver à traiter de sujets aussi complexes que l'omnipotence divine, le rapport à la mort (et plus particulièrement lorsqu'elle est imminente), la
réalité d'un univers que chacun appréhende d'une façon différente, le pouvoir de l'argent,....
Le roman commence comme un "vulgaire" roman de science-fiction, où luttent des super-multinationales dans lesquelles travaillent des mutants psychiques (précogs, télépathes,
ainsi que des bloqueurs de pouvoirs psy). Tout débute avec d'un côté la rencontre avec une jeune mutante dont le pouvoir lui permet d'altérer le passé, et de l'autre
une proposition de contrat juteux de la part d'une société à l'entreprise où travaille le héros du roman, Joe Chip, un contrat qui emmènera les meilleurs neutraliseurs
sur la lune. Mais tout se corse lorsqu'il apparait que cette proposition cache un piège qui vise à tuer les membres les plus importants de la Runciter Company. Mis à part le
patron en personne, Glen Runciter, tous les membres de l'équipe échappent à l'attentat, et fuient sur terre, où ils remettent le corps de Runciter au moratorium où
repose la femme de Runciter. Mais là où habituellement un moratorium permet de rentrer en communication avec les morts, rien ne se produit avec Glen Runciter. Pendant ce temps, les
objets autours des survivants commencent à régresser, un ascenseur moderne devenant un ascenseur à liftier, ou une navette un simple avion. Mais pire, cette étrange
régression semble toucher aussi les gens...
Très vite le roman va prendre la forme d'un cauchemar dont il s'avère impossible de se réveiller, rappelant en cela (en version S-F) les écrits
d'
H.P. Lovecraft. Mais pas seulement, et c'est la l'un des grands tours de force de l'auteur, qui arrive, avec un roman d'à peine 250
pages, à condenser ses idées (grâce notamment à l'utilisation de dialogues taillées dans le diamant) et à toujours surprendre son lecteur, le livre comptant
un nombre élevé de twists. Des retournements de situation qui enfoncent notre héros de plus en plus profondément dans l'horreur.
Auteur de gauche,
Philip K. Dick profite de son roman pour tirer à boulet rouge sur la société capitaliste, accusant
le système poussant les sociétés à se livrer une guerre sanglante, ici prise au sens propre du terme, où les hommes, fussent-ils des cadres dirigeants (Joe Chip,
Glen Runciter), sont emmenés à l'abattoir au nom du profit. Pire encore, le monde est décrit comme un lieu où il faut payer pour tout, y compris pour voir sa propre porte
s'ouvrir. Au final, quel est l'univers le plus terrifiant, celui où vit Joe Chip au début du roman, ou celui où il tombe suite à la tentative d'attentat? L'auteur
ne donne pas tout à fait la réponse, même si son héros voit rapidement les avantages à vivre dans un passé où il est possible de vivre sans avoir
à débourser de l'argent pour tous les gestes quotidiens. Enfin, notons que ce qui pousse les personnages vers leur destin n'est autre que l'attrait de l'argent facile.
Ubik parle aussi (avant tout?) de la religion. Ubik, Glen Runciter, Jory Miller, autant de noms qui apparaissent comme quasi-divin à la lecture du roman. Des sortes de divinités
non pas catholiques mais plutôt gnostiques, à l'instar de ses autres romans que sont
L'œil dans le ciel et
le dieu venu du Centaure.
Dick lui-même s'est beaucoup posé de questions vis à vis de la religion dans sa vie, et
Ubik en est en quelque sorte le reflet. Une vision où si dieu il y a, il n'est pas forcément bon.
Toujours connexe aux questionnements religieux: la mort. Que devient-on après la mort? A-t-on encore une conscience? Est-ce la fin? Est-ce un recommencement? A-t-on même seulement
conscience d'être mort?
Ubik pose toutes ses questions, et d'autres encore. Une phrase a elle seule, tirée d'
Ubik résume parfaitement la pensée de l'auteur:
je suis vivant et vous êtes morts. Une phrase (qui sera réutilisée comme titre pour la biographique que lui consacrera
Emmanuel Carrère) qui a elle seule
pose de nombreuses questions (a qui s'adresse-t-on si tous les autres sont morts? S'ils sont morts, peuvent-ils m'entendre, voir me répondre? La mort n'est-elle après tout qu'une vue de
l'esprit, comme la vie?). Et voir les personnages du roman courir après le temps qui régresse, n'est-ce pas les voir essayer d'étirer au maximum les quelques moments qu'ils leur
reste à vivre?
L'univers est-il ce que l'on en voit? Ou bien n'est-il pas qu'une construction personnelle et dénuée de réalité? Si cette question d'ordre métaphysique n'est pas
étrangère aux philosophes, elle prend chez
Dick un sens tout particulier. Car, si les maladies mentales déconstructrices (avec
bien sur la schizophrénie en tête) sont réputées pour distordre la réalité, ne sommes-nous pas tous plus ou moins malades, ou point de se créer notre
propre monde, un monde où cohabitent des entités (les autres) souvent hostiles. Et est-il possible d'arranger la situation.
Ubik répond à cette dernière
question par la négative, en nous disant (et ce jusqu'à la dernière ligne) que tout ira de toute façon de mal en pis. Si habituellement, l'auteur nous laisse entendre que
le meilleur moyen d'échapper à l'horreur de ce monde est de sombrer dans la folie,
Ubik nous dit que la folie est pire encore, puisque non seulement illusoire, mais aussi sans
échappatoire.
Les héros masculins
dickiens sont pratiquement toujours coulés dans le même moule, et Joe Chip n'échappe pas
à la règle. Salariée, employé subalterne (mais ayant s'il le faut des responsabilités), gagnant sa vie (mais ayant toutefois des problèmes d'argent),
d'âge moyen, le héros
dickien est un middle-man auquel le lecteur peut s'identifier, en quelque sort l'antihéros
asomivien. Il est bien souvent confronté à
une dislocation de la réalité, ainsi qu'au deuxième archétype
dickien: la femme. Elle est toujours jeune, de
préférence brune, séduisante, aguicheuse, mais aussi et surtout dangereuse. Soit parce qu'elle est manipulatrice (très souvent), soit parce qu'elle représente la
tentation, et par conséquent la chute. Ici, c'est Pat Conley qui viendra phagocyter l'univers de Joe Chip, tout d'abord en l'hypnotisant sexuellement parlant (à leur première
rencontre, elle commence par se mettre torse nu devant lui), puis en s'appropriant son passé (en le modifiant et en en faisant son mari, mais sans que celui-ci n'en ait le moindre souvenir, en
particulier du point de vue sexuel). Enfin, en apparaissant comme la responsable de leur situation. Comme toujours, le héros est animé par un sentiment profond d'amour-haine envers la
belle, un sentiment profond qui peut mener à l'autodestruction, comme c'est le cas dans
le bal des schizos. D'autant plus ici
que Pat possède un pouvoir unique, et qu'elle semble cacher son jeu.
Ubik est sans conteste l'un des romans les plus réussis de son auteur, puisqu'il arrive à mettre d'accord et les fans de romans de S-F à l'ancienne (grands amateurs
d'aventures et de dépaysements) et les lecteurs animés par des envies de réflexion, en particulier philosophiques et métaphysiques. En cela,
Ubik est bel et bien un roman
religieux de
Dick, à mettre aux côtés de sa trilogie divine (
SIVA,
L'Invasion divine,
La Transmigration de Timothy Archer). A noter aussi qu'il est l'un des très rares romans de son auteur où le décorum science-fictionnel apporte véritablement quelque
chose à l'histoire.