
Ecrit en 1927, ce roman (l'un des seuls de son auteur, bien plus à l'aise avec le format court) ne sortira cependant
qu'en 1941, des années après la mort d'
H.P. Lovecraft. Et encore, sa première parution ne le fut que dans un format
abrégé, dans le magazine
Weird Tales. Pour lire l'histoire en texte intégral il faudra attendre 1943 et sa publication par la
Arkham House, la société
dédiée à l'œuvre de
Lovecraft créé par
August Derleth en 1939.
Etrangement, alors qu'aujourd'hui cette histoire est considérée comme l'une des pièces maitresses de son auteur, celui-ci ne l'a jamais véritablement aimé. A tel point
qu'il n'a jamais fait d'effort pour voir son travail publié.
L'histoire est cependant typiquement lovecraftienne, avec son habile mélange de science, de magie, de mystères et de non-dits, ainsi bien que d'horreur. Si l'on retrouve quelques
bribes de son fameux mythe de Cthluhu (
l'affaire Charles Dexter Ward est le premier écrit de l'auteur à faire intervenir Yog-Sothoth, l'un de ses Grands Anciens les plus connus),
l'histoire tend plutôt vers une version horrifique de l'alchimie,
Lovecraft s'appuyant sur des noms aussi connus que
Paracelse,
Roger Bacon,
Raymond Lulle,
Hermès Trismégiste, ...., ainsi de nombreux livres mythiques tels que le Zohar, l'Ars Magna et Ultima de
Lulle, le
Liber Investigationis de
Geber, sans bien entendu le Necronomicon. A ce propos la technique de
Lovecraft quand au mélange de
livres réels et inventés est typique de son travail consistant à faire perdre ses repères au lecteur, qui ne sait plus quand la fiction rejoint la réalité,
créant ainsi un effet de malaise, ainsi qu'une certaine crédibilisation de son récit.
L'histoire de cette
Affaire tourne donc autour de la thématique de l'alchimiste diabolique, ou plutôt malfaisant, car chez
Lovecraft il n'est jamais question de Dieu ni du Diable, mais d'entités bien plus effroyables et terrifiantes. On retrouve aussi
le thème du double, bien entendu malfaisant, opposé radical de son autre, et qui, obligatoirement, entrainera la chute de l'innocent. A cela viennent se greffer vampirisme, violation de
sépultures, immortalité et folie.
Comme bien souvent dans les écrits de
Lovecraft, il est plutôt malaisé de reconnaître au premier coup d'œil
qui sera le héros de l'histoire, tant les personnages lovecraftiens ont une fâcheuse tendance à sombrer dans la folie, se transformer en choses innommables, mourir ou tout au moins
disparaître subitement, ... Et l'
affaire Charles Dexter Ward ne fait pas exception à la règle, le fameux Charles Dexter Ward perdant au fil du récit son caractère
de personnage de point de vue (au fut et à mesure de l'avancement de ses découvertes) pour être remplacer dans un premier temps par son père, puis par le docteur Willett. Et
que ce dernier soit un scientifique (mais qui fera finalement appel à la magie pour vaincre le démoniaque Joseph Curwen) est bien évidemment là pour rappeler que chez
Lovecraft même la magie a quelque chose de scientifique, le surnaturel n'étant après tout qu'une manifestation de lois
naturelles mais au delà de la compréhension humaine. D'ailleurs, l'alchimie, qui est au cœur de cette histoire, est après tout vue dans l'inconscient collectif comme un
mélange entre magie et science secrète, c'est à dire exactement la façon dont
H.P. Lovecraft envisage et
présente les incantations et sortilèges dans son œuvre.
L'Affaire Charles Dexter Ward distille une horreur qui va crescendo et un malaise omniprésent, et ce sans aucun temps mort durant tout le récit, faisant de ce court roman un
exemple quasiment parfait de ce que peut-être l'horreur littéraire dans ce qu'elle a de plus subtile et maîtrisée. En effet, lorsque l'on compare à des auteurs plus
récents, comme par exemple
Stephen King (mais pas seulement), on voit, alors même que leur reconnaissance est plus globale, que
leur récits n'arrivent jamais à maintenir un tel niveau de maîtrise horrifique, en particulier sur la longueur. Dans le cas de
Stephen King la déviation constante du récit vers de scènes de sexe (une chose absolument et totalement absente de
l'œuvre de
Lovecraft) ou de pure banalité (
Stephen King abuse de
passages ancrés dans l'american way of life dans tout ce qu'elle a de plus typique, du barbecue la bière à la main, aux concerts de rock dans les stades, en passant par les
soirées télés ou bien encore les scènes de ménage) démontre bien l'impossibilité de maintenir un récit dans toute son angoissante horreur comme
savait le faire
Lovecraft. Alors bien sur, les écrits du
Reclus de Providence
sont plus exigeants que ceux d'un
Stephen King encensé par la plupart, mais c'est justement à cela que l'on reconnaît
l'excellence, pour ne pas dire l'élitisme (qui a un côté souvent péjoratif, alors même qu'il s'appliquerait volontiers au cas de
Lovecraft).
Parmi les influences possibles (et probables) de ce roman, on retrouve
Le retour de
Walter de la Mare (1910), que
Lovecraft
avait découvert l'année 1926 (soit un an avant l'écriture de
l'affaire Charles Dexter Ward), ainsi que
La Maison aux sept pignons de
Nathaniel Hawthorne (1851). Mais loin de plagier ses influences,
H.P. Lovecraft aura su en tirer une histoire originale,
emblématique de son travail et de son univers, et qui aujourd'hui est considéré comme l'une des meilleures histoires horrifiques anglo-saxonnes.