
Comme nombre de nouvelles d'
H.P. Lovecraft l'abomination de Dunwich est en partie inspirée d'un texte d'
Arthur Machen,
ici
le Grand Dieu Pan (et ce de façon on ne peut plus claire, la nouvelle y faisant ouvertement référence). On retrouve aussi une trace de
L'infernale Créature
d'
Ambrose Bierce, dans son concept de monstre invisible. Mais,
l'abomination de Dunwich reste indéniablement du pur
Lovecraft, aussi bien dans la forme (un horreur qui va crescendo, impliquant d'horribles divinité d'outre espace) que dans le fond (le
mythe de Cthulhu). Et les créatures d'être remarquablement symptomatiques de l'imagerie lovecraftienne.
D'ailleurs, on retrouve au cœur de ce récit nombre d'incontournables de l'univers de l'auteur: l'université de Miskatonic (qui tient ici un rôle de premier plan), le Necronomicon
(lui aussi central au récit), le grand ancien Yog-Sothoth (quand à lui acteur de premier plan dans l'horreur qui sévit à Dunwich). Thématiquement aussi, on retrouve
l'imagerie extrêmement négative des campagnards, toujours attardés, consanguins et sorciers chez
Lovecraft, mais plus
frappant encore la vision lovecraftienne de la femme. Ces dernières sont rares, très rares même, dans l'œuvre de l'auteur. Et toujours elles représentent le mal. Et rarement
de façon aussi claire que dans
l'abomination de Dunwich.
Toute l'histoire tourne autours d'un noyau central de personnages. Le premier de tous est le vieux Whateley, un sorcier on ne peut plus lovecraftien, au sang abâtardi, vivant à la campagne (pire
encore, près des bois), et cherchant à faire revenir sur Terre les grands-anciens. Pour cela, il s'aide de sa fille, Lavinia, bien loin des canons de beauté: laide à faire
peur, qui plus est albinos (la marque du démon, encore plus que la chevelure rousse), n'ayant aucune éducation et ne sachant qu'à peine lire, et, pire encore, s'accouplant à
un Grand Ancien, et engendrant des rejetons monstrueux. En sorte de juste punition (une notion qui n'existe cependant pas chez
Lovecraft),
elle disparaîtra dans d'étranges conditions, sans doute dévorée (ou pire) par son propre enfant. Le troisième personnage de la famille Whateley, Wilbur, le fils de
Lavinia, est un monstre à l'apparence à priori humaine qui grandit à une vitesse dépassant l'entendement, aussi bien physiquement qu'intellectuellement. Le personnage est
un mélange du Jervase Cradock de l'histoire d'
Arthur Machen Le Roman du cachet noir et de
Lovecraft lui-même (une
mère folle, élevé par un grand-parent, solitaire, ...). La force de l'auteur dans
l'abomination de Dunwich est d'avoir laissé sous entendre que Wilbur était
à la fois l'Abomination du titre et le protagoniste principal, alors qu'il n'en est que l'en-cas, le personnage se faisant tuer au deux tiers du récit. La mort de Wilbur, et la
découverte de son inhumanité, permet à son auteur une des rares descriptions anatomiques de ses horreurs innommables. Extrêmement évocatrice, elle est pourtant loin
d'être gratuite: Horrible en soi, elle prépare en fait le lecteur à la suite, bien pire encore. En effet, l'histoire ne s'arrête pas à la mort de Wilbur, bien au
contraire. La mort du personnage enclenche au contraire le déferlement d'horreur du climax. Et si l'Abomination n'est pas véritablement décrite (et là on retrouve le mode de
fonctionnement dans l'indicible de
Lovecraft) le souvenir de la description du corps de Wilbur, "plutôt" humain, laisse l'imagination
du lecteur libre de conceptualiser le pendant moins humain de ce métissage contre nature. Et face à tous ses montres, qu'ils soient humains ou non,
Lovecraft oppose des professeurs, en particulier le professeur Henry Armitage, sorte d'antithèse du héros des romans d'aventure,
habituellement jeunes, forts et sans peurs. Et si une fois n'est pas coutume, les héros arrivent à vaincre, il n'en reste pas moins évident que même vainqueurs, ils sont
totalement dépassés par l'ampleur des implications de l'histoire.
Si
H.P. Lovecraft était lui-même athée, il a écrit avec
l'abomination de Dunwich une sorte de version
inversion du nouveau Testament, où Marie est remplacée par Lavinia, Joseph par le vieux Whateley, Le Dieu des chrétiens par Yog-Sothoth le Grand Ancien, et Jésus par non pas
Wilbur, mais l'Abomination. En particulier lors du climax où, sur le point de mourir, la créature supplie son Père, Yog-Sothoth, de venir le sauver. Dans les deux cas, leur venue
sur Terre sera un échec, Jésus venu rapprocher les hommes de Dieu, et Wilbur/l'Abomination tout le contraire, à savoir faire revenir les dieux sur la Terre dont ils ont
été chassés.
L'Abomination de Dunwich est d'une efficacité absolue, narrativement imparable, novatrice dans l'horreur, comme pouvait l'être dans son genre
la couleur tombée du ciel, véritablement dogmatique quand à la compréhension de la cosmogonie de son auteur.
August Derleth considérait d'ailleurs cette nouvelle comme la meilleure
d'
H.P. Lovecraft.
Cette histoire a été une source d'inspiration certaines pour les cinéastes, puisque outre un court-métrage réalisé en 2006 par
Christian Matzke et
Sarah Tar (
Dunwich), la nouvelle d'
H.P. Lovecraft a connu de nombreuses adaptations (plus ou moins fidèles) au format
long:
Horreur à volonté, film datant de 1970, réalisé par
Daniel Haller;
The Dunwich Horror, réalisé pour la télévision en
2009 par
Leigh Scott; ainsi que, de façon plus lointaine, le
Frayeurs de
Lucio Fulci (1980).