
Tirée d'une histoire malheureusement véridique,
mangez-le si vous voulez est une chronique, relatant les minutes de ce véritable chemin de croix que subira
le jeune et innocent Alain de Monéys, qui, a la suite d'un malentendu, verra une foule se déchainer sur lui, l'humiliant, le torturant, le brûlant, puis le
dévorant, et ce devant une minorité incapable d'empêcher ce drame. Au delà des horreurs que subit le pauvre Alain, c'est peut-être au travers des vaines
tentatives des quelques rares personnes ayant gardé leur sang-froid que
Jean Teulé est le plus efficace; entre un
curé ouvrant sa réserve afin de saouler les hommes et femmes ivres de sang, dans le but de les détourner de leur folie, entre une jeune fille amoureuse du
supplicié s'offrant à un des bourreaux là aussi dans le même but, ou bien encore ses amis cherchant à mettre leur camarade à l'abri de la
vindicte populaire, l'impuissance d'un petit nombre face à la rage d'une foule, impossible à arrêter, est poignante.
Extrêmement détaillé dans les sévices infligés à Alain, le roman aurait pu sombrer dans le simple torture porn version littéraire. Cela n'est
heureusement pas le cas, car l'auteur, avec sa plume caustique et humoristique, distancie le récit du drame, comme si cela était un cauchemar. D'ailleurs, cela est bien en
phase avec le ressenti des coupables, qui, le lendemain de l'un des crimes les plus odieux qui soient, auront l'impression de se réveiller, comme d'un rêve, ou bien comme
à la suite d'une orgie alcoolique.
S'il faut comprendre une chose de ce roman, c'est bien qu'une foule se comporte de façon autonome, comme si les personnes la composant n'avaient plus d'identité propre, la
foule n'étant guidée que par des instincts primaires (peur, haine, violence,...), l'intelligence relative de la foule étant inférieure à l'intelligence des
individus pris à part. Ce phénomène est d'ailleurs bien connu des sociologues, et est même mesurable scientifiquement. En particulier l'effet d'impunité
que donne la foule peut entraîner, comme c'est le cas ici, des débordements de violence qu'un individu n'aurait jamais eu en temps normal. De même, il est très
difficile d'arrêter une foule en marche, en particulier lorsque l'on n'est pas préparé.
Conçu comme un parallèle de la Passion du Christ, le roman de
Jean Teulé suit, au travers de scénettes
toutes plus insoutenables les unes que les autres, les derniers moments du jeune homme. Comme le chemin de croix de Jésus dans la tradition catholique, chaque nouvelle
séance de torture est présentée en début de chapitre par un plan, montrant le cheminement d'Alain au travers du village, qui commence à l'entrée
de celui-ci pour se terminer à sa sortie, pour la dernière scène.... Et qui parle de dernière cène parle forcément du sang et du corps du christ.
Ici le sang est représenté physiquement par le sang du malheureux bien entendu, et symboliquement par le vin de messe, l'un étant le pendant salvateur de l'autre. De
même pour la chair, entre celle su supplicié qui finira dévorée par ses semblables, et celle d'Anna, offrant sa chair en offrande à l'un des bourreaux.
Là, la symbolique mort/vie est encore plus flagrante. D'ailleurs, dans la religion chrétienne (mais cela est vrai dans nombre d'autres religions au travers le monde), le
cannibalisme fait partie des tabous les plus forts et inviolable qui soient.
Même si le roman est riche en détails, la réalité historique, telle qu'elle est connue aujourd'hui, est légèrement différente de celle
présentée par
Jean Teulé (ce qui, dans le cadre d'un roman, est en fait acceptable). Pour en savoir plus sur
ce drame horrible, il est conseillé de lire
Le village des cannibales d'
Alain Corbin, qui a d'ailleurs servi de support documentaire à
Jean Teulé pour l'écriture de son roman.
Mangez-le si vous voulez est un roman qui se lit très rapidement (il est plutôt court), mais qui peut choquer certaines personnes, de part ses descriptions et ses
scènes de violence, d'autant plus si l'on pense que ces faits se sont réellement produits. Si l'on fait abstraction de ses débordements gore (cependant absolument
nécessaire au vu du sujet), le roman en manque pas d'humour (noir, bien entendu) et a tendance à marquer le lecteur. On est cependant en droit de se demander quel est
l'intérêt d'un tel roman, en particulier par rapport à un récit véritablement historique, et donc moins romancé, des événements de
cette journée noire.